Judith Wulf : L'espace public des Contemplations

Communication au colloque d'agrégation des 4-5 novembre 2016
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Dans la poésie d’avant l’exil, l’espace public représente ce dont le poète lyrique doit savoir se préserver. La préface des Feuilles d’automne le précise : « Parce que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, parce que les rostres sont encombrés de Cicérons, parce que nous avons trop de Mirabeaux, ce n'est pas une raison pour que nous n'ayons pas, dans quelque coin obscur, un poète. Il est donc tout simple, quel que soit le tumulte de la place publique, que l'art persiste, que l'art s'entête, que l'art se reste fidèle à lui-même […] ».

Devenu un « ennemi public », pour reprendre l’expression qui s’applique à « l’homme de génie » dans « Melancholia », Hugo se sent alors appartenir à un espace qui symbolise désormais l’oppression du Second Empire. Dans Châtiments, il évoque « Charlet assassiné sur la place publique » après avoir largement insisté sur la question dans Napoléon le Petit : « M.. Bonaparte est-il un dictateur ? […] demandez aux canons braqués sur les places publiques ».

Comme tout ce qui touche au thème politique dans Les Contemplations, l’espace public est donc problématique. Il représente ce que le poète ne peut désormais ignorer, tout en gênant le retour à une poésie pure, à des « vers désintéressés[1] ». Présent sans être affiché, il se cache dans les replis du recueil lyrique, dont il modifie l’équilibre harmonique et plus généralement la poétique. Après avoir exposé comment il se lit sans se dire totalement, nous nous pencherons sur la manière dont sa présence en arrière-plan modifie l’ethos du poète, avant d’examiner, à travers l’exemple de quelques formes, quelle place il occupe dans le laboratoire stylistique si particulier des Contemplations.

 

 

I. La diagonale d’un espace en creux

Lorsqu’il est thématisé dans le recueil des Contemplations, l’espace public est un espace tragique, historiquement traversé par l’anankè et dont l’actualité du Second Empire fait un espace paradoxal, à la fois passé et intempestif, hésitant entre mémoire et oubli, percée contestataire et enfermement.

 

1. Un espace tragique

L’espace public n’existe pas comme syntagme chez Hugo. Il a le plus souvent pour nom Paris, qui en est la version révolutionnaire dans Les Contemplations comme dans l’ensemble de son œuvre depuis Les Feuilles d’automne[2]. Dans le recueil de 1856, on le rencontre également au détour d’un vers, à travers les métonymies « faubourg », « carrefours », « marché », « rue ». Espace tantôt urbain, tantôt rural[3], il touche à l’espace politique sans coïncider avec lui. Espace du peuple, il est le plus souvent associé aux misérables, mais parfois également aux enfants. En ce qui concerne le poète, il est l’occasion d’une ligne de partage entre l’inspiration intime de l’amoureux qui cherche dans la « ville / Le coin désert, l'abri solitaire et tranquille, / […] La rue où les volets sont fermés », et l’aspiration du passant à se mêler aux autres, à voyager en « voiture publique » ou à être « présent » parmi ceux qui dansent leur liberté « dans les places publiques ». Or cette représentation positive et joyeuse est rare. On la trouve dans le poème « Lueur au couchant » qui fait rimer « publique » avec « bibliques » :

 

Je passais; et partout, sur le pont, sur le quai,

Et jusque dans les champs, étincelait le rire,

Haillon d'or que la joie en bondissant déchire.

Le Panthéon brillait comme une vision.

La gaîté d'une altière et libre nation

Dansait sous le ciel bleu dans les places publiques;

Un rayon qui semblait venir des temps bibliques

Illuminait Paris calme et patriarcal;

 

Dans ce poème du livre V, « En marche », Hugo revient sur une époque antérieure, dépeignant sa démarche comme celle d’un poète qui erre parmi le peuple en fête, « trouvant ainsi moyen d'être un et d'être tous ». Or, ce désir « d’être un et d’être tous », qui fondait l’idéal du lyrisme d’autrefois n’est plus possible. Non seulement le poète, désormais proscrit, est coupé de la vie sociale, mais, dans la mesure où l’espace public lui-même n’existe plus comme tel sous le Second Empire, le peuple auquel pouvait jadis rêver Hugo s’est transformé en « foule ». Si la tonalité nostalgique du poème le rattache à la veine élégiaque des Contemplations[4], cette ligne se double d’une dynamique tragique, que dessine discrètement le vers 19 « Dès lors pourtant des voix murmuraient : Anankè »[5].

 

2. Un espace par opposition

Perverti sous le Second Empire, l’espace public n’existe plus que par opposition, ou plutôt par oppositions au pluriel, se déclinant à travers une série d’antithèses. L’espace public est tout d’abord un espace ouvert, par opposition à l’espace « enfermé, emboîté, étouffé[6] », au retrait dans l’espace privé qui caractérise toute période de réaction. Dans « Melancholia », s’enchaînent les tableaux qui distinguent le peuple, qui souffre sur les « chemins » sur les « routes », « au carrefour », et les riches insouciants qu’abritent leur palais, jusqu’à la scène finale qui montre le bal des « hommes contents de vivre » qui « boivent, rient, / Chantent », « Noir paradis dansant sur l’immense cachot! », provoquant l’irruption inexorable d’une extériorité violente que dessinent les derniers vers :

 

                         […] on voit, au-dessus d'eux,

Deux poteaux soutenant un triangle hideux,

Qui sortent lentement du noir pavé des villes... -

 

Contrairement à la première partie du poème, composée en 1846 et centrée sur le problème social de la misère, l’évocation d’un partage des lieux date de l’exil, lorsque Napoléon III a rétabli « l’ordre » sur les « places publiques ». Le poète est désormais face à un dilemme : d’un côté le désir de fuir, de « quitter ce Paris triste et fou », de « Rompre les mille nœuds dont la ville nous lie[7] » et, de l’autre, la nécessité de poursuivre l’œuvre du « doux penseur » qui prend dans sa main « Le passé, l'avenir, tout le progrès humain, » soit « La lumière, l'histoire, et la ville […][8] ». Sous le Second Empire, l’espace public est l’ennemi. En cela il rejoint la figure du « poète » en « marche », en « lutte », « l’ennemi public » pour reprendre les termes du poème « Melancholia ».

 

3. Le blanc d’un espace indescriptible

Désormais perdu, pour le poète qui se lamente :

 

Je ne puis plus reprendre aujourd'hui dans la plaine

Mon sentier d'autrefois qui descend vers la Seine;

[…]

Paris m'est éclipsé[9] […]

 

L’espace public qui, autrefois, se tenait « sous le bleu du ciel », a perdu ses couleurs. Si le noir du deuil lui est parfois associé, il s’actualise en transparence en s’éloignant de ce qui possède une couleur spécialisée, le vert de la nature, le rouge du combat, le rose d’une poésie « suave » et fleurie et, une fois déserté[10], se rapproche de ce qui est blanc, couleur indéterminée qui s’applique dans Les Contemplations à se qui s’efface, à ce qui blêmit, mais également à ce qui se métamorphose, le « papillon », le « fleuve » symbole du devenir, le « blanc cheval aurore », ou encore à la peau[11], à la plume de la « colombe » et bien sûr à la page sur laquelle rien n’est encore écrit.

Sans être indicible, ou invisible, il est indescriptible à plusieurs titres, parce qu’il est susceptible d’être censuré, mais également parce qu’il ne fait pas partie du hic et nunc  du je lyrique. Or, s’il n’est pas le lieu du je, l’espace public n’est pas non plus celui du il, se dessinant dans l’entre-deux d’un nous, dans le pli d’une situation d’énonciation éphémère qui abrite la relation à distance entre le poète et son lecteur, dans le vide qui sépare l’exilé de la France. Ce vide dont Barbey d’Aurevilly a l’intuition lorsqu’il dit de « Magnitudo parvi », certes sur un mode critique, que « c’est bien la plus belle amplification du vide[12] », fait alors penser à la préface de l’Histoire de la Révolution française, dans laquelle le « Champ-de-Mars » est présenté comme l’incarnation d’une Révolution qui « a pour monument… le vide… ». Alors que le récit national classique s’appuie sur une hiérarchisation architecturale qui associe noblesse et mouvement vertical d’élévation, l’histoire romantique insiste sur le mouvement collectif de constitution d’un espace commun à partir de la pluralité des individus qui l’informent : « Contrairement à la colonne de l’Empire, au Louvre de la royauté, à Notre-Dame, où trône la féodalité », précise ainsi Michelet en 1847, « la Révolution est en nous, dans nos âmes ». Cette nouvelle topique qui associe le vide matériel de l’espace public à sa revivification subjective se retrouve dans Les Contemplations sous une forme plus complexe[13], dans le mouvement, décrit par Pierre Laforgue, par lequel le poète s’évide de son Moi dans le livre, dans « ce livre qui contient le spectre de ma vie » pour permettre que ce qui étouffait puisse se remettre « à palpiter, à respirer, à vivre[14] ».

 

 

II. Modification de l’ethos lyrique

Pas vraiment décrit dans Les Contemplations, l’espace public se lit donc de manière oblique, notamment dans l’évolution de l’ethos lyrique que le poète présente dans son recueil. « Œuvre somme du lyrisme hugolien[15] », selon la formule de Bertrand Marchal, « œuvre de poésie la plus complète » comme l’écrit Hugo à Hetzel[16], Les Contemplations se présentent comme un bilan dans lequel Hugo s’interroge sur ses responsabilités poétiques.

 

1. Évolution de l’espace privé du lyrisme

Faisant écho au lyrisme biographique des Feuilles d’automne, le recueil des Contemplations est surtout l’occasion de revenir, avec une distance toute critique, sur l’évolution d’une poétique. La préface des Feuilles d’automne, on s’en souvient, insiste sur l’intimité d’un espace privé : « Ce n’est point là de la poésie de tumulte et de bruit ; ce sont des vers sereins et paisibles […] des vers de la famille, du foyer domestique, de la vie privée ; des vers de l’intérieur de l’âme. » Cet ethos intérieur de la vie privée, du foyer domestique est évoqué à de nombreuses reprises dans Les Contemplations, notamment dans « Écrit en 1846 » :

 

Vous nous disiez, le soir, près du feu qui pétille,

Paris de sa poitrine arrachant la Bastille,

Le faubourg Saint-Antoine accourant en sabots,

 

À travers une longue apostrophe, le poème distingue deux ethe romantiques, celui du jeune ultra et celui du poète des années 1840. Il oppose également la tradition classique, en la personne du marquis, et l’avenir, que représente le poète romantique. Or cette opposition ne se traduit pas forcément dans la linéarité orientée d’un progrès historique, comme en témoignent les tensions, toujours d’actualité, qui animent le débat littéraire. On pense notamment à la préface d’Émaux et Camées que Gauthier conclut par les vers

 

Comme Gœthe sur son divan

À Weimar s’isolait des choses

Et d’Hafiz effeuillait les roses,

 

Sans prendre garde à l’ouragan

Qui fouettait mes vitres fermées,

Moi, j’ai fait Émaux et Camées.

 

À ces vers, Hugo réplique dans « Réponse à un acte d’accusation » en réaffirmant l’importance de « L'imagination, tapageuse aux cent voix, / Qui casse des carreaux dans l'esprit des bourgeois ».

Or non seulement il est désormais impossible au poète de tenir ses « vitres fermées » aux heurts de l’histoire, mais sa démarche actuelle implique de porter ses vers sur la place publique. Cet argument se lit en filigrane dans un poème comme « Le mendiant[17] ». Dans cette pièce, le je lyrique est mis en scène dans une posture charitable avec laquelle le poète de 1854 semble prendre ses distances. La date fictive est « décembre 1834 », date à laquelle fut réellement composé le poème « Conseil » (paru en 1836 dans Les Chants du crépuscule) dans lequel le poète recommande au roi qui « Attend, l'œil à la vitre et l'oreille à la porte ! » un peu de charité s’il ne veut pas être emporté par le flot du peuple affamé. Dans « Le mendiant », le poète, certes, « cogn[e] sur [s]a vitre » pour faire entrer le « pauvre homme », mais il ne l’écoute pas vraiment (« il me parlait, / et je lui répondais, pensif et sans l’entendre »). Faire entrer le pauvre ne suffit pas pour lui donner un nom, pour le faire exister comme sujet. Et on comprend que l’ethos du poète doit évoluer, s’accorder avec le mot d’ordre de la cinquième section des Contemplations, se mettre « en marche » et rejoindre « le marché de la ville » qui, au vers 4, rime avec « civile ».

 

2. Entre Idylle et épopée : une métempsychose générique

Cette modification radicale de l’ethos poétique passe par un travail sur les genres de la tradition. Dépassant la simple préoccupation formelle, le genre chez Hugo relève en effet d’une culture qu’il veut commune et engage un ethos, un certain « mode de vivre[18] », une manière de se situer dans l’histoire, une réponse aux problèmes que pose l’évolution de la société. Dans Les Contemplations, ce travail sur les genres se fait en acte, dans des pièces qui montrent un poète qui s’expose en poussant à ses limites le cadre des genres poétiques qui abritaient autrefois son intimité lyrique. La métamorphose du genre exemplifie alors la métempsychose de l’âme du poète, qui se lit dans l’entre-deux générique. En ce qui concerne plus particulièrement l’espace public, il se loge dans la transition éphémère qui sépare l’idylle d’autrefois et l’épopée à venir. Dans Le Rhin, avant l’exil, cette tension entre idylle et épopée avait déjà été représenté sous la forme d’une chute, dans une scénette qui, décrivant l’arrivée de Hugo à Varennes, le montre brusquement réveillé par les chaos de la route après s’être endormi à la lecture des vers de Virgile « Mugitusque boum mollesque sub arbore somni »[19]. De manière un peu différente, les poèmes des Contemplations décomposent lentement le passage qui sépare le refuge idyllique et l’agora épique.

La pièce « Pasteur et troupeau », par exemple, met en scène l’évolution d’un lyrisme  qui prend sa source dans le cadre d’un tableau idyllique, évoluant vers une percée verticale d’inspiration évangélique avant de revenir à l’horizontalité d’un paysage maritime, dans un registre épique qui représente le poète exposé sur son rocher au vent de l’histoire. Le rocher des visibilités apparaît alors comme la métamorphose du lieu rhétorique qui autrefois abritait le moi, dans un mouvement qui inverse la polarité de l’effondrement lyrique et de sa renaissance spectrale, de l’idylle apolitique et de l’épopée polyphonique, de l’ode et de la contemplation. Car le terme idylle, comme nous l’apprennent les philologues[20] n’est pas de Théocrite et a été forgé par les érudits byzantins qui usèrent du diminutif pour opposer cette forme poétique, jugée mineure, à l’idéal lyrique des Odes triomphales de Pindare qui portent depuis l’antiquité la mention eidè[21], à côté de oida. Avant de se définir comme un petit tableau de genre[22], l’idylle serait donc un lyrisme en mode mineur, une ode en réduction, une petite ode. S’il s’agit peut-être d’une étape dans l’évolution générale de la poétique hugolienne qui se poursuivra dans les Petites Épopées de 1859, on peut surtout y voir une dynamique d’inversion des styles par laquelle Hugo comprend que l’ouverture à l’espace le plus large passe autant par l’élévation que par le mouvement horizontal[23], la fragmentation dans les milliers de voix anonymes qui animent l’espace public : « La paille porte, humble pilastre, / L'épi d'où naissent les cités » écrit ainsi Hugo dans les vers 476 et 477 des « Mages »[24].

 

 

III. Stylistique de l’espace public

1. Indétermination

Incertain, l’espace public se lit dans les genres mineurs mais également dans les petites formes que met en lumière l’appareil optique du vers, dans les mots, qui sont « des choses » et à qui Hugo enjoint « soyez république ». La chose publique n’est donc pas un indicible, mais un mot qui dit l’indétermination et rime avec prose[25], appelant le poète à se démarquer d’une poétique du vague dans laquelle chose rimait autrefois avec rose[26]. Dans sa métempsychose poétique, l’âme contemplative en garde la mémoire, tout en lui adjoignant le supplément de la lettre p, qui est aussi l’initiale de Paris.

Pour se métamorphoser en chose publique, la chose intime doit alors passer par une phase d’oubli :

 

Je ne songeais pas à Rose;

Rose au bois vint avec moi;

Nous parlions de quelque chose,

Mais je ne sais plus de quoi[27].

 

2. Provocation

N’existant pas historiquement, l’espace public fait donc partie de ces choses qui ne peuvent être actualisées que poétiquement, par le jeu combiné de l’invocation et de l’évocation[28].

N’étant pas conceptualisé ni même vraiment décrit, ne faisant pas l’objet d’un récit permettant le recul réflexif à son examen critique, il apparaît ainsi comme une pure fiction poétique. Or c’est précisément le principe de la contemplation qui, comme le rappelle Ludmila Charles, consiste à réinventer le templum latin, cet espace sacré que les augures délimitaient dans le ciel et sur terre pour y observer les présages. Plus radical encore qu’une utopie, son statut lui permet alors de provoquer l’imagination commune par l’évocation d’un possible à venir, de mettre en scène une pluralité de points de vue grâce à un schéma énonciatif polyphonique et de produire une croyance paradoxale qui repose sur la confiance dans la supériorité d’un espace imaginé mais en même temps sur le soupçon face à un espace dont le caractère d’évocation éphémère souligne précisément que cet espace n’existe pas. Contrairement à la contemplation au singulier, qui consiste à se pencher sur le monde tel qu’il est, le pluriel évite l’écueil d’une foi aveugle en une vérité univoque, dans la mesure où l’exemple proposé est soumis à des interprétations qui suivent les voix divergentes de la fiction poétique.

Ne pouvant être balisé par des concepts, n’existant qu’à l’état d’invocation, l’espace public ne peut donc même pas être décrit à l’aide d’une figure du type hypotypose. Il ne peut être convoqué qu’à l’aide des formes les moins spectaculaires, les plus petites, les plus discrètes, les plus prosaïques. Sans détailler ces formes minuscules, je souhaiterais dire quelques mots, avant de conclure, de l’une d’entre elles, voilà, dont le recueil des Contemplations est étoilé.

 

3. Voilà

Pour ce faire, je prendrai l’exemple du poème « Les oiseaux », qui appartient à la série de pièces qui font résonner octobre 1854 avec l’espace symbolique des années 1830. Associés à l’enfance et représentant la liberté, les petits oiseaux, ici des « moineaux francs » qui font « l’école buissonnière », occupent sans vergogne le « grand cimetière désert », pour y « Vider dans notre nuit toute cette lumière ». Incarnant un mouvement du dedans vers le dehors, ils sortent « des palais, des bois, de la chaumière » pour se rassembler dans un espace commun qu’ils animent à tous les sens du terme ou plutôt qu’il provoquent[29] :

 

Quand mai nous les ramène, ô songeur, nous disons :

« Les voilà! » tout s'émeut, pierres, tertres, gazons ;

 

Résultat d’une invocation au songeur l’invitant à s’allier au je pour former un nous à l’origine d’une sorte de résurrection performative de l’espace commun du deuil, le présentatif « voilà » fait résonner ensemble l’impératif « vois », dont Florence Naugrette décrit parfaitement le rôle dans Les Contemplations[30], et le complément de lieu . Parmi les différentes valeurs de , on retiendra ce que les linguistes nomment sa valeur existentielle, qui « signifie toujours, d’une manière ou d’une autre, l’importance de la relation interpersonnelle[31] ». Plutôt qu’un point précis centré sur les hic et nunc de l’énonciateur, tel que le permet ici, désigne une zone d’échange entre les interlocuteurs, qu’il s’agisse d’un espace concret ou représenté. Gardant la trace de l’impératif, voilà agit alors comme une instruction invitant le lecteur à s’orienter fictivement vers un lieu montré, dans une deixis imaginée[32] englobant la situation de lecture. Débordant le niveau enchâssant de la relation poète-lecteur, le lieu circonscrit par « voilà » se manifeste sous la forme non d’un espace établi par le texte mais d’une zone empathique à construire de manière collective.

 

 

 

Voilà… donc, quelques remarques, sur un espace public qui n’existe pas en dehors de l’espace politique sans pour autant se confondre avec lui. Historique, l’espace politique permet de faire l’expérience d’une distribution des lieux qui met en avant l’opposition à l’espace individualisé, privé. Philosophique, il se construit dans des idées et se dit dans les concepts qui lui donnent une architecture. Lyrique, l’espace public, de manière un peu différente, se lit, dans Les Contemplations, au fil des vers, dans des images, des configurations formelles ou des modes d’énonciation. Objet d’un discours en mode mineur, il ne se déploie pas au premier plan, mais se signale en dérangeant discrètement la symétrie du recueil, en faisant légèrement blêmir l’azur des vers ou dissoner l’harmonie poétique, comme un pli du voilage lyrique. À la manière des points de suspension ou de la ligne de points du livre IV, ligne de partage entre ce qui est dit et ce qui ne l’est pas, il se déplie horizontalement comme une attache fragile tendue au dessus du vide entre les voix du recueil, reliant ceux qui le lisent.


[1] Préface des Feuilles d’automne, p. 560.

[2] Dans la préface des Feuilles d’automne, il est question de « la grande révolution centrale dont le cratère est Paris » (Œuvres complètes, Laffont, Poésie I, p. 559).

[3] Beaucoup moins caractéristique que l’espace public urbain, l’espace commun rural hésite entre deux statuts, naturel et culturel. On en trouve un exemple avec la description du paysage « près le Tréport » dans le poème « Lettre » : « À droite, vers le nord, de bizarres terrains / Pleins d'angles qu'on dirait façonnés à la pelle; / Voilà les premiers plans; une ancienne chapelle / Y mêle son aiguille, et range à ses côtés / Quelques ormes tortus, aux profils irrités ». En cela, il se rapproche d’un autre espace ambigu, celui des cimetières.

[4] C’est donc sans doute volontairement que le poète ne date pas plus précisément la fête qu’il décrit, pour mieux s’effacer derrière ces générations d’hommes qui, comme les vieillards du vers 51 (la numérotation est ici symbolique), peuvent dire « “Je me souviens” ».

[5] Ce que cherche Hugo en revenant sur les événements passés, c’est un nouvel éclairage sur la situation contemporaine ; et ces voix, ce sont celles qui suggèrent que le sombre destin de la France était peut-être déjà en germe depuis longtemps. Si l’actualité n’est pas thématisée dans un recueil que Hugo présentait comme tissé de « vers bleus comme l’azur et comme la mer », tout le dispositif énonciatif fait en sorte que le lecteur puisse y rattacher sa propre expérience historique au présent.

[6] Dans Notre-Dame de Paris, Hugo parle de la clameur du peuple « enfermé, emboîté, pressé, foulé, étouffé ».

[7] « Il lui disait : "Vois-tu… »

[8] « À Paul M., Auteur du drame Paris ».

[9] « À Villequier ».

[10] Les « grands quais blancs » de « Melancholia », le « désert blême » des « Mages ».

[11] La peau blanche de l’enfant, les « beaux bras blancs » dans « Nous allions au verger… », le front blanc du songeur dans « Spes » : « Quand ce vivant, qui n'a d'autre signe lui-même / Parmi tous ces fronts noirs que d'être le front blême, / Dit en montrant ce point vague et lointain qui luit : /Cette blancheur est plus que toute cette nuit! »

[12] «  Tel est, en toute vérité, ce premier volume, où la bucolique aplatit et tue l’élégie, et ou, si vous exceptez une ou deux pièces, entre autres celle que le poète intitule : Magnitudo parvi, et qui est bien la plus belle amplification du vide à coup de dictionnaires de rimes » (Barbey d’Aurevilly, « Les Contemplations », Le Pays, 19 et 25 juin 1856).

[13] Selon une double association thématique et analogique, qui associe le vide de l’espace public et le vide du moi poétique, pensif et métaphysique tout en rapprochant la base « vide » de « livide » (avec lequel il rime fréquemment), mais également, de manière plus discrète, du terme « Providence ». « L’homme est un puits où le vide toujours / recommence » (« À ma fille »).

[14] « À celle qui est restée en France », I.

[15] Bertrand Marchal, « La poésie », Jean-Yves Tadié (dir.), La Littérature française : dynamique et histoire II, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2007, p. 412.

[16] Lettre du 31 mai 1855.

[17] Cette pièce s’inscrit dans un ensemble de poèmes qui, composés entre le 14 et le 24 octobre 1854, sont tous datés fictivement des années 1830 (le premier « À André Chénier » est daté symboliquement de juillet 1830 et le dernier, « Réponse à un acte d’accusation », de 1834, année pendant laquelle Hugo compose le premier poème qui figurera dans Les Contemplations). Dans cette série de poèmes, Hugo souligne par ailleurs les continuités et les évolutions de son ethos poétique.

[18] Victor Hugo, « Les traducteurs », Œuvres complètes, volume Critique, Paris, Laffont, 1985, p. 621.

[19] « Varennes, 25 juillet.
Hier, à la chute du jour, mon cabriolet cheminait au-delà de Sainte-Menehould ; je venais de relire ces admirables et éternels vers : Mugitusque boum mollesque sub arbore somni.

[...]

Speluncae vivique lacus.


J’étais resté appuyé sur le vieux livre entr’ouvert, dont les pages se chiffonnaient sous mon coude. J’avais l’âme pleine de toutes ces idées vagues, douces et tristes, qui se mêlent ordinairement dans mon esprit aux rayons du soleil couchant, quand un bruit de pavé sous les roues m’a réveillé. Nous entrions dans une ville. – Qu’est cette ville ? – Mon cocher m’a répondu : – C’est Varennes » (Hugo Victor, Œuvres complètes, Laffont, vol. Voyages , p. 20).

[20] Carl Kattein « Histoire du mot idylle », Mélanges de philologie offerts à Ferdinand Brunot, Genève, Slatkine, 1972.

[21] eide est interprété comme synonyme d’idea. Ignorant le sens technique de eidos, qui désigne une forme métrique, les érudits d’après le témoignage d’Eustathe (XIIe siècle) le rapprochent d’ideai.

[22] « Vauquelin a choisi le mot idillie pour faire ressortir une différence entre églogue et idylle : il entend par idillies de petit tableaux de genre, tels que les poèmes bucoliques de Théocrite l’étaient eux aussi, comme il croit. […] cette acception du terme, toute fausse qu’elle soit, a été depuis embrassée presque communément et s’est propagée surtout dans la littérature française. » (C. Kattein, art. cit., p. 229).

[23] Par ce biais, l’espace public touche de manière asymptotique à l’espace métaphysique qui se dédouble dans « les plis des horizons » (« Écrit sur la plinthe d’un bas-relief antique ») et dans la ligne verticale qui relie la terre et le ciel. Nombreuses sont les formes qui combinent ce double mouvement vertical et horizontal, par exemple le crucifix ou l’échelle, formées de colonnes et de barres horizontales.

[24] Avant de conclure la section VII, à laquelle appartiennent ces vers, sur l’appareil optique du « microscope » qui « regarde l’infini d’en bas! »

[25] « Oui, vous tous, comprenez que les mots sont des choses. / Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur des proses ».

[26] On notera que la rime en rose, anciennement associée à l’espace d’une fête privée comme dans le poème « La fête chez Thérèse », renvoyait à la lecture des signes amoureux :

Soyez illustre et belle! aimez! riez! chantez!

Vous avez la splendeur des astres et des roses!

Votre regard charmant, où je lis tant de choses,

Commente vos discours légers et gracieux.

Le mot chose marque également les difficultés d’interprétation propres aux signes amoureux, comme dans « La coccinelle » :

Elle me dit: "Quelque chose

Me tourmente." Et j'aperçus

Son cou de neige, et, dessus,

Un petit insecte rose.

J'aurais dû - mais, sage ou fou,

A seize ans, on est farouche, -

Voir le baiser sur sa bouche

Plus que l'insecte à son cou.

[27] « Vieille chanson du jeune temps ».

[28] Comme l’explique Marc Dominicy, contrairement au discours ordinaire, organisé de manière linéaire, qui minimise ambiguïté ou désaccord, l’interprétation des messages poétiques « ne connaît aucun état final intrinsèque [...] : l’intention informative du locuteur (de l’auteur) reste toujours indéterminée, de sorte que les allocutaires (les auditeurs, les lecteurs) se divisent souvent sur la véritable signification du texte, et s’engagent volontiers dans des reformulations ou des développements sans cesse recommencés. » (Poétique de l’évocation, Paris, Garnier, 2011, p. 211).

[29] De la même manière qu’ils provoquent le poète en le traitant de « vieux classique ».

[30] « L’instant photographique dans Mes deux filles », Choses vues à travers Hugo. Hommage à Guy Rosa, études réunies par Claude Millet, Florence Naugrette et Agnès Spiquel, Presses Universitaires de Valenciennes, 2007. Études reprise dans Lectures des Contemplations, Ludmila Charles-Wurtz et Judith Wulf (dir.), Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 79-91. Voir aussi « Album ».

[31] Jeanne-Marie Barbéris, « Identité, ipséité dans la deixis spatiale : "ici" et "là", deux appréhensions concurrentes de l’espace ? », L’Information grammaticale, n°77, mars 1998,  p. 30.

[32] Pour reprendre l’opposition de Karl Bühler entre « deixis am phantasma » et « deixis ad oculos », c’est-à-dire imaginaire ou visuelle. ([Sprachtheorie] Theory of Language, The Representational Function of Language, translated by Donald Fraser Goodwin, John Benjamin, Amsterdam and Philadelphia, 1990.